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Faire de l’éthique une boussole

Aujourd’hui mercredi 8 avril 2020 aurait dû paraître mon premier livre, "Les choses importantes", aux Éditions Payot. L’Histoire en a décidé autrement, me contraignant comme beaucoup d’autres auteurs, à différer cet évènement. Une soirée de rencontre et signatures se profilait à la librairie Arthaud de Grenoble dès demain afin de fêter… les choses importantes.

Temps de lecture : 8 minutes

Faire de l’éthique une boussole

Les choses importantes…


Ces choses qui, à l’heure où j’écris ces lignes, nous manquent et nous font prendre du recul sur ce qui est absolument essentiel.

C’est donc un jour bien particulier pour moi, où il fait sens de prendre la plume. Car si cette crise nous révèle nos failles et notre vulnérabilité, elle met également en lumière notre capacité à nous adapter, à nous déplacer… autrement et à faire en sorte, passée la sidération, que la vie (dans tous les sens du terme d’ailleurs) continue.

Au milieu du gué, à mi-chemin
entre l’avant et l’après ?


Ceci étant dit l’inspiration, en cette période que j’ai du mal à qualifier autrement que de surréaliste, ne va pas de soi. Préparant cet article il y a quelques jours, je me disais que le 8 avril, nous serions probablement pile à mi-chemin entre l’avant et l’après confinement (partant sur l’hypothèse de 45 jours). Mais les jours passant et l’incertitude grandissant quant aux scénarios possibles de sortie de crise, je me rends progressivement à l’évidence que l’après, avec un retour à la normale, n’est pas encore pour demain. « Alors en attendant qu’est-ce qu’on fait ? » On agit, on travaille, on jongle, on astique (un véritable phénomène de société d’après les médias) et… on pense !

Mes neurones confinés – je ne sais pas pour les vôtres – sont en ébullition. Ce qui se produit me donne matière à analyser, polémiquer, débattre. Les analyses pertinentes, fort heureusement, ne manquent pas. Elles sont souvent graves, parfois optimistes ou osant un trait d’esprit :

« Il est minuscule mais terriblement toxique. On le voit à l’œuvre depuis quelques semaines, déversant son flot de malades dans les hôpitaux du monde entier débordés par l’ampleur de sa nocivité. Il a déjà assigné à résidence 3 milliards d’êtres humains, mis à l’arrêt des milliers d’usines et semble déterminé à plonger la planète dans une dépression économique sans précédent. Mais à toute chose malheur est bon : l’irruption du Covid-19 a aussi déclenché des bouleversements aussi surprenants qu’inédits. Ce que ni la diplomatie, ni la politique, ni les syndicats, ni les manifestations populaires, ni même les guerres n’ont obtenu ces dernières décennies, Covid-19 le fait, avec une radicalité et une efficacité toute scientifiques. » (Catherine Chatignoux, Les Échos, le 30 mars 2020).

Filer la métaphore guerrière n’est pas dans mon ADN mais force est de constater que de nombreuses analogies peuvent se faire. Nous sommes mondialement en crise et en guerre contre un virus et cette guerre vient chambouler nos priorités, les remettre en question, peut-être de manière durable.

L’important d’hier est-il encore
l’important d’aujourd’hui ?

Voici deux questions que je nous invite à nous poser :

Quelles sont les choses importantes qui nous manquent vraiment ? Quelles sont les choses à l’inverse qui ne nous manquent pas, mais alors vraiment pas ?!

Lorsqu’il s’agit de vie ou de mort, beaucoup de choses de moindre importance nous apparaissent futiles. Prendre soin est devenue notre priorité, une chose très importante, la plus importante peut-être. Prendre soin des malades bien sûr, de nos proches, de nos confrères et consœurs, de nous-mêmes et plus largement, du monde.

Comment penser ce qui nous arrive ?

Passé le stade de la sidération face à l’impensé et l’impensable (l’humanité confinée, l’économie mondiale réelle au ralenti du fait d’une goutte d’eau), quels premiers enseignements pouvons-nous tirer de la situation ?

Tout d’abord, que nous sommes fragiles, vulnérables. Ce qui nous invite à l’humilité et la prudence.

Ensuite, que l’impossible peut survenir. Une pandémie paralysant le monde moderne relevait encore hier de la science-fiction. L’impossible peut survenir pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Il nous appartient en partie d’en décider.

« Le véritable antidote à l’épidémie n’est pas le repli, mais la coopération. […] Si cette épidémie conduit à une désunion et à une méfiance accrues entre les hommes, ce sera la plus grande victoire du virus. A l’inverse, si l’épidémie entraîne une coopération mondiale plus étroite, alors nous n’aurons pas seulement vaincu le coronavirus, mais tous les pathogènes à venir. » déclare l’historien Yuval Noah Harari, auteur du Best seller « Sapiens, une brève histoire de l’humanité » (Le Monde, 5 avril 2020)


Autre enseignement, « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin). Covid tue. Mais il nous sauvera peut-être d’une crise plus grave encore, encore invisible et beaucoup plus durable : le réchauffement climatique, qu’aucun vaccin ne pourra éradiquer. Si et seulement si, les prises de conscience liées à notre vulnérabilité conduisent à changer de direction.

La vie n’a pas de prix et en même temps, elle en a un ! Celui du prix de nos efforts pour la défendre. La reprise, si elle n’est que la relance du monde d’avant, nous précipitera vers l’accélération des problèmes environnementaux. Comment dès lors faire s’associer reprise de l’activité économique avec développement vraiment durable ? Quel modèle de développement allons-nous promouvoir ? « Quelle sera la part allouée à la préservation du « Monde d’avant » et celle allouée à la construction du « Monde d’après » interroge l’économiste Julien Pillot (Les Échos, 31 mars 2020)

«La crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible écrit Bruno Latour[/lien] (AOC, 30 mars). Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.»

Que faire de ce qui nous arrive ?

Comme le disait Dominique Méda sur l’antenne de France Culture le 3 avril, c’est au beau milieu de la seconde guerre mondiale, dès 1942, que des penseurs et résistants ont pensé le monde d’après permettant des changements radicaux. L’État providence, la sécurité sociale sont nées après-guerre.

Le niveau d’incertitude auquel nous faisons face est extraordinairement élevé. Avec une équation de sortie de crise à plusieurs inconnues : dates de sorties des confinements en France et à l’étranger, comportements des citoyens et des acteurs de l’économie, choix politiques des États, changement en matière de mobilité etc. Que se passera-t-il demain ? Ni le « rien ne sera plus comme avant » ni le « tout va repartir de plus belle » ne vont de soi. Ce qui en revanche va de soi, puisque l’Histoire n’est pas écrite, c’est que c’est à chacun de nous qu’il revient de l’écrire.

Faire de l’éthique une boussole

Pour écrire cette histoire, une chose peut nous aider : faire de l’éthique une boussole. Cela peut nous sembler évident aujourd’hui alors que nous sommes confinés, privés de nombre de choses importantes, comme la liberté de nous déplacer, de travailler (pour beaucoup) et d’être présents au côté de ceux qui nous sont chers. Mais demain, lorsque la vie aura repris son cours, ce qui finira par se produire, « quoi qu’il en coûte », le poids des habitudes, ne nous leurrons pas, constituera un frein au changement. Il nous faudra résister à la facilité, la facilité de ne rien changer et de nous cramponner à ce que nous connaissons.

L’éthique n’est pas la voie de la facilité ! Elle est la voie du monde qui exige de nous que nous en prenions soin.

À chacun sa boussole, qu’il nous revient de forger ou de retrouver parfois enfouie sous les décombres du trop-plein de nos vies. Ma propre boussole repose sur quelques convictions qui m’engagent

Ma première conviction est que l’espoir est un formidable carburant.


La seconde est largement inspirée d’Épictète : « Il y a ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi ». Il m’appartient de m’interroger sur ce que je peux faire en tant que dirigeante et citoyenne d’une manière vertueuse pour moi et pour le monde. C’est cette intersection que ce temps de confinement peut nous inviter à trouver ou affiner.


La troisième est qu’il est important de prendre des risques pour défendre ce à quoi nous tenons. Quels risques suis-je prête à prendre personnellement pour que le monde change ? Suis-je prête à renoncer à un peu de sécurité (permise à court terme par le statut quo) pour un peu d’audace, d’ambition en vue de défendre ce à quoi nous tenons ? Tels sont les moments de vérité que ce contexte occasionne.


Pour finir, j’aimerais partager avec vous un passage de l’article de l’écrivaine indienne Arundhati Roy, sur la tragédie qui se déroule actuellement en Inde.


« Au cours de l’histoire écrit-elle, les pandémies ont forcé les humains à rompre avec le passé et à réinventer leur univers. En cela, la pandémie actuelle n’est pas différente des précédentes. C’est un portail entre le monde d’hier et le prochain. Nous pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles de nos préjugés […] Ou nous pouvons l’enjamber d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde. Et prêts à nous battre pour lui. ».